“Attention, l’abus d’alcool est dangereux pour la santé”. Je ne sais pas s’il y a un slogan équivalent au Japon, mais s’il y en a un il ne doit pas résonner bien fort dans la tête des Japonais.
Quand on pense “alcool” on peut penser “fêtes”, “soirées entre amis”, “mal de tête”, “accidents de la route”, “photos embarrassantes sur Facebook” ou encore “fléau sanitaire, économique et social qui contribue à enfoncer l’espèce humaine dans une boue putride de crétinerie et de complaisance”. Mais au Japon l’alcool est avant tout synonyme de “désinhibition” et de “lien social”. Il est utile.
Au Japon, que ce soit entre amis ou entre collègues, l’alcool est vraiment considéré comme un outil pour rapprocher les gens. On a bien sûr en tête l’image des hommes d’affaire japonais qui se retrouvent après le travail pour boire dans les izakaya, sortes de restaurants japonais où ça n’est pas la boisson qui accompagne la nourriture, mais la nourriture qui sert à faire passer la boisson. Évidemment après une grosse journée de travail l’alcool permet à beaucoup de se vider la tête et d’évacuer le stress. Mais au-delà de ça c’est un moyen efficace d’encourager au dialogue et à la communication. On parle de “nommunication” [ノミュニケーション] qui est une contraction des mots “boire” [飲む – nomu] et “communication”. Dans le monde du travail encore plus qu’ailleurs les Japonais sont confrontés à des règles de conduite strictes liées aussi bien à la politesse qu’au respect de la hiérarchie dans un groupe de personnes. Ces règles n’encouragent pas à exprimer sa pensée, son désaccord, ni même souvent son simple point de vue. Arrive alors la bière à la fin de la journée qui permet de réchauffer l’atmosphère, de s’affranchir de certaines règles, et de s’ouvrir plus aux autres. Il y a même un rituel de l’alcool qui veut que l’on ne se serve pas soi-même, on doit faire attention aux autres personnes en remplissant le verre de son voisin quand celui-ci est vide. C’est une façon de donner et de recevoir, une façon de se mettre au service de l’autre qui rapproche incontestablement. Entre collègues l’esprit d’équipe se forme autour d’une bière, et dans les affaires les contrats se signent devant un verre de saké.
Entre amis la boisson rapproche tout autant et contribue souvent à former les couples. Il aide à vaincre la timidité et aide à franchir les nombreuses barrières qui se dressent entre garçons et filles au Japon. L’alcool est présent au milieu de tous les divertissements, que ça soit les izakaya, les bars, les karaoke ou les matsuri. On boit à tout âge, que l’on soit homme ou femme, et on n’hésite pas à se mettre minable. Le lendemain, au boulot, tout est oublié et la vie reprend son cours normal.
L’avantage de boire au Japon c’est effectivement que l’on peut dépasser ses limites, boire à en rouler sous la table, et on ne sera pas pointé du doigt par la suite. Les gens acceptent que l’alcool soit utilisé comme un moyen de lâcher la pression et de s’échapper d’un quotidien formaté et oppressant. Pas de problème non plus le lendemain matin, si on est fatigué après une soirée qui s’est éternisée, de dire à son patron qu’on a trop bu la veille. C’est pour cela qu’au petit matin, particulièrement les samedis et dimanches, on voit des personnes étalées un peu partout dans la ville, sur les trottoirs, sur les bancs des stations de trains et ailleurs, et dans toutes les positions. Elles ont bu sans retenue et sans se soucier des conséquences.
En fait la boisson est tellement acceptée au Japon que lorsque l’on demande à quelqu’un quels sont ses passe-temps, on entend régulièrement la réponse “boire”. L’alcool n’a pas une image négative mais au contraire une image positive dans bien des cas. Si une personne dit qu’elle aime sortir boire, on comprend qu’elle est sociable, on imagine qu’elle a des amis, et on pense qu’elle n’est pas ennuyeuse. Dans beaucoup d’autres cultures les connotations seraient très différentes.
Si l’image de l’alcool n’est pas mal vue au Japon c’est pour plusieurs raisons, bonnes et mauvaises.
La première c’est que l’on ne boit pas seul. D’accord, on s’accorde souvent une ou deux bières durant le repas le soir pour se détendre, mais en général on boit surtout en réunion, il y a même un mot pour ça, on parle de nomikai [飲み会] qui veut dire se rencontrer pour boire. Vu comme un vecteur pour faciliter l’intégration sociale et même parfois l’ascension professionnelle plutôt que comme une addiction de personnes faibles et stupides l’alcool est donc un plus dans la vie quotidienne.
La seconde c’est que les incivilités du fait de l’alcool sont moins nombreuses ou moins violentes au Japon qu’ailleurs. Attention, elles existent, mais n’ont pas souvent d’impact négatif sur les autres. Par exemple conduire sous l’emprise de l’alcool est un fait assez rare, autant car les Japonais sont très attentifs à cela que par le fait que les transports en commun et les taxis sont largement utilisés après une soirée arrosée. Le Japonais, quand il ne s’effondre pas, a aussi l’alcool joyeux et les bagarres ou autres violences dues à la boissons sont anecdotiques. Les grosses rivalités entre groupes n’existent pas vraiment non plus et on n’entend jamais parler de supporters alcoolisés qui s’entretuent ou d’affrontements entre groupes ethniques à la sortie des soirées.
La troisième c’est la présence de l’alcool partout dans la rue ou à la télévision sous forme de publicité ou de sponsoring qui est évidemment montrée par les marques de façon positive.
La quatrième raison, qui explique la troisième c’est la puissance du lobby de l’alcool et la faiblesse du gouvernement japonais qui peine toujours à légiférer ou à prendre des décisions qui vont à l’encontre du modèle de consommation national et des grandes entreprises. Ainsi, non seulement la publicité pour l’alcool est autorisée mais en plus les campagnes de prévention sont presque inexistantes. Beaucoup de femmes ne savent même pas qu’il est mauvais de boire durant une grossesse. Tout comme les compagnies de tabac ou du pétrole, les fabricants d’alcool sont extrêmement puissants au Japon et étendent leurs secteurs d’activités bien plus loin que celui de la boisson (alimentaire, produits du quotidien…). Saviez-vous que c’est Suntory, un brasseur japonais, qui possède Orangina, Schweppes, Oasis et Champomy (entre autres)? Devant des groupes qui ont pris une telle importance il est difficile de faire passer un message négatif sur l’alcool même pour de grosses organisations.
Mais malgré tout cela les Japonais restent de faibles consommateurs d’alcool. Ils boivent à peine plus que la moyenne mondiale (un peu plus de 7L par an et par habitant contre un peu plus de 6L dans le monde) et se placent très loin derrière les Européens, et particulièrement les Français qui boivent chacun en moyenne 12.5L d’alcool par an. De plus les Japonais boivent très peu d’alcool fort en privilégiant largement la bière et le saké.
Malgré tout cela, petit à petit la culture de l’alcool se perd au Japon. On remarque que la consommation d’alcool baisse au fil des années et cela s’explique facilement.
Si l’alcool permet de s’insérer dans le groupe, dans certains cas il devient même nécessité pour ne pas avoir le sentiment d’être tenu à l’écart. Boire est alors pour beaucoup une obligation. On est obligé de sortir avec ses collègues pour ne pas être mal vu par ses supérieurs, et on boit pour faire comme tout le monde. Mais les mentalités changent. Les priorités changent. Les jeunes salariés japonais sont de plus en plus rarement des satellites qui orbitent autour de la planète entreprise, ils consacrent plus de temps à leur famille et moins de soirées aux beuveries entre collègues. La crise est aussi passée par là, quand les salaires n’évoluent plus à la même vitesse et que les bonus de fin d’année sont plus maigres on dépense moins en loisirs. Les mentalités ne vont pas changer dès demain mais à l’avenir la place de l’alcool dans la société japonaise sera sûrement moins importante.
Petite précision utile: je ne bois jamais d’alcool.
Plus d’articles et de photos sur l’alcool au Japon.